mardi 22 mai 2018

Kazerun


La lecture de cette lettre d'Iran me fait penser qu'il n' y a pas qu'en Turquie que la bienveillance des populations envers les politiques qui se réclament de la mosquée perd du terrain. Si l'Iran est florissante dans sa politique extérieure elle le doit en grande partie au consensus de sa population. La gloire d'un général s'illustrant sur le terrain procurait la fierté. Cette période de résignation semble sur le point de se retourner. Et si comme certains le pensent le dit militaire est appelé à un avenir brillant il n'en sera pas forcément de même pour le régime qui l'a mandaté. 
" L’impasse de la révolte populaire à Kazerun (province de Shiraz), de même que les revers répétés lors d’ impulsions similaires observées à Ahwaz et dans plusieurs petites localités du Kurdistan ne fait l’objet d’aucun commentaire ni analyse de la part de qui que ce soit dans la presse écrite. Seule une certaine presse anglophone en ligne, israélienne ou américaine et notoirement alignée sur le projet « Regime Change » de l’administration Trump, a fait état de ces troubles sans analyser nettement le contexte ni révéler les raisons sous-jacentes de mouvements dont les motifs apparents sont souvent anodins. Il importerait pourtant que les spécialistes d’origine iranienne qui peuplent nos institutions scientifiques se penchent sur ces révoltes et nous expliquent en quoi elles sont vouées à l’échec, qu’ils préviennent leurs compatriotes contre ces mouvements d’humeur qui débouchent invariablement sur des arrestations, des mort violentes, un nombre considérable de blessés…
Dans la faible mesure où le silence sur les protestations d’Ahwaz, de Baneh, Marivan, Sanadadj s’explique par le patriotisme des exilés (ne veulent pas monter en épingle les revendications sectorielles de séparatistes kurdes ou arabes) on comprend moins le silence général sur un cas le plus récent et plus spectaculaire : Kazerun (ou Kazeroon). Deux morts et quarante-huit blessés hospitalisés entre 17 et 20 mai.
Peuplée de 144.000 habitants, c’est une petite ville chef lieu d’un district agricole relativement prospère de part son climat très chaud et l’abondance d’eau dans une vallée dédiée aux dattes et agrumes, au riz, au tabac et au coton. Cette ville située à une centaine de kilomètres de Shiraz dans la province de Fars est plus connue par l’histoire ancienne que par ses attributs modernes : elle est 19km du fameux site de Bishapour, ancienne capitale sassanide, fameux pour ses bas-reliefs et la statue monumentale d’un Shah. Kazeroon aurait aussi vu naître un personnage majeur de l’historiographie islamique  : Salman « le Pur » ou « le Perse », premier iranien converti à la nouvelle religion alors qu’il était encore un captif de Mahomet. C’est à Salman que Mahomet fut redevable sa victoire « de la tranchée » à Médine. C’est sans doute à ses enseignements que les Arabes doivent d’avoir compris et devancé les tactiques militaires des Sassanides. Du point de vue ésotérique, ce Salman est initié de haut vol dont les mystères ne sont pas accessibles au tout venant.
La circonscription électorale de Kazeroon est conservatrice et la population ne semble pas majoritairement acquise aux idées modernes et laïques. Cependant, elle n’est pas représentée par des élus réellement choisis et les responsables politiques, judiciaires et religieux de cette ville sont désavoués par la majorité, autant iraniens traditionnels et pieux que patriotes laïcs. Ce décalage entre le peuple et ceux qui sont nommés pour le représenter est l’origine d’une insurrection pacifique contre un projet administratif de redécoupage territorial. Rien ne laissait prévoir qu’une mesure anodine soulève une opposition frontale et aboutisse à la mobilisation de 80 % des habitants, vent debout contre leurs représentants.
L’affaire a démarré avant le nouvel an et s’est soldée par le maintien du statuquo ante, le gouvernement ayant annoncé qu’il renonçait à son projet. En mars et avril, les manifestations avaient été très impressionnantes au regard des modestes dimensions de l'agglomération. Les images d’un grand chahut du prêche de l’imam du vendredi avaient fait le tour de la Toile. On y voyait beaucoup de jeunes et des femmes en tchadors noirs, très remontées, qui conspuaient l’imam, le maire et d’autres responsables jugés trop gourmands et trop médiocres administrateurs pour faire croire qu’un élargissement de leurs compétences garantirait une amélioration des conditions de survie. On apprenait par la suite que les jeunes de Kazeroon sont particulièrement touchés par un chômage massif, que les diplômes délivrés par le petit établissement d'enseignement supérieur ne débouchent sur rien.
La police avait reçu l’ordre de quitter la ville. Ni les autorités ni la population ne semblaient souhaiter que la situation s’envenime. Un cas d’école : une ville quasi unanime gagnait contre un ordre dictatorial, parce qu’elle ne remettait pas l’édifice en cause, sa revendication étant satisfaite. Bien que certains continuent d’exiger la libération de quelques jeunes demeurés emprisonnés après des échauffourées avec la brigade spéciale d’intervention policière, tout semblait calme et l’ordre régnait à la mi-mai. Vient alors l’annonce inattendue d’une décision de maintien de la fusion des circonscriptions. Elle s’accompagne d’un retour massif de la police anti-émeutes.
Malgré l’effet de surprise, la mobilisation est totale et la violence libérée. La police perd des véhicules et bat en retraite, de jour comme de nuit. Le retour à l’ordre demande trois jours et deux nuits ; il tourne à une véritable occupation avec rondes de brigades casquées et installation de snipers sur les toits des bâtiments sensibles, qui tirent à balles réelles sur les manifestants. La rue est tenue longtemps par les jeunes les plus radicaux, de toute évidence plus patriotes que religieux car ils se réclament du légendaire Mossadegh, nationaliste républicain qui lutta contre les appétits des compagnies pétrolières occidentales et fut renversé en 1953 par la CIA.
Il est encore trop tôt pour tirer des enseignements de cette révolte. On fera quand même quelques constats : premièrement, que le régime conserve la mauvaise habitude de chercher à tromper plutôt qu’à négocier et qu’il privilégie la violence parce que son usage l’assure de gagner là où la controverse démocratique le mettrait en danger. Deuxièmement, que la population a largement perdu confiance en ses représentants officiels et que ces révoltes sont autant de remises en cause du fonctionnement politique et de la suprématie des religieux, autant, sinon plus, que liées à des difficultés d’ordre social. En ce sens, les provinces récusent autant que la capitale le système dans son ensemble, que ce soit au nom d’un ordre révolutionnaire perdu ou au nom de la liberté de conscience et la liberté d’entreprendre. Troisièmement, ces mises en cause limpides et exemplaires sont sans effet sur la majorité des Iraniens : elles suscitent pas de mouvements de solidarité perceptibles, ne faisant qu’alimenter une inquiétude générale, nourrir une sorte paralysie apeurée.
L’absence de prises de paroles publiques en faveur des victimes des répressions, l’absence du moindre meeting (ceux qui ont été convoqués à Ahwaz, Mashhad et Ispahan ont tourné court) font écho au silence assourdissant d’une intelligentsia expatriée totalement coupée des réalités de l’Iran d’aujourd’hui. On ne connaît pas encore le nombre des incarcérés à Kazeroon mais il est certain qu’une majorité des hospitalisés ira en prison dès rétablissement. Cette odieuse situation mérite un minimum de commentaires car le silence est le principal auxiliaire d’une répression qui ne peut que croître en férocité à mesure que le régime se sent acculé. Effrayé, le député de Kazeroon ne s’embarrasse plus de promesses électorales ; il affirme devant le Majles que l’insurrection est dirigée de l’étranger et exige du ministre de l’intérieur les mesures les plus sévères contre ceux qui sont donnés pour ses électeurs ! "

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire