dimanche 14 janvier 2018

L'être persan II



 Le deuxième volet de la lettre d'Iran continue d'ausculter l'esprit qui y règne, les antagonismes à l'oeuvre et ne fait pas dans le futur optimiste :

"    « Nous autres Iraniens » et « Pour notre malheur, nous sommes Iraniens » sont, avec les nombreuses formules de politesse, des locutions courantes dans le langage quotidien. Elles relèvent de la précaution oratoire pour introduire une réponse exprimant regret et dédain pour le petit peuple, une résignation parfois rehaussée de catastrophisme : « Ce peuple est sourd et aveugle, il ne tire aucun enseignement de son histoire / paresseux et indolent, il ne changera pas sa façon de faire / ici personne n’est en mesure de résister à la tentation du mensonge, de la petite arnaque ». L’art de battre sa coulpe est consommé ici depuis des siècles et se conjugue fort bien avec la fierté nationale qui veut que l’on ne soit semblable à aucun autre peuple d’Orient.

Une sorte d'hébétude, parfois de stupidité volontaire, a exaspéré de tous temps les vrais penseurs et novateurs, notamment les principaux écrivains du 20e siècle : Mohammad-Ali Djamalzadeh, Sadegh Hedayat, Houshang Golshiri et même le linguiste Ali-Akbar Dehkhoda à qui on doit entre autres le meilleur dictionnaire du persan et une traduction de l’Esprit des Lois de Montesquieu qui ouvrit aux Iraniens des perspectives nouvelles. Depuis vingt ans environ, la sociologie iranienne part du postulat que ce peuple a toujours préféré la sécurité à la liberté, chacun considérant d’emblée son voisin, son employé, tout personne n’ayant pas un niveau d’éducation élevé comme parfaitement inapte à toute rationalité émancipatrice. Ce principe directeur de toute analyse reflète le sentiment diffus d’une totale hétérogénéité entre le peuple et les élites pensantes. Le gouffre est d’autant plus béant que le respect pour le savoir est grand. De manière plus prononcée encore qu’en Allemagne et Italie, tout titulaire d’un doctorat devient Docteur et non plus simplement Monsieur ou Madame. Si votre allure générale suggère une excellente éducation, vous serez dès la trentaine appelé « Ingénieur » sans avoir besoin de justifier d’un tel titre. Le peuple respecte donc le savoir comme il respecte l’argent. En même temps qu’il n’est jamais fâché de voir les riches expropriés et les savants condamnés à la prison pour propos trop laïques…

Cette ambivalence lui est reprochée par une intelligentsia qui ne veut plus faire appel aux couches inférieures pour imposer ne serait-ce qu’une évolution mineure dans un système politique qui se projette comme éternel pour la bonne raison qu’il est droit divin. La fraction la plus avancée des éduqués - celle qui est en mesure de concevoir un véritable projet d’émancipation - est aussi la plus méfiante à l’égard des moins favorisés parce que ces derniers sont ruraux ou fraîchement urbanisés et demeurés respectueux de codes de conduite rétrogrades. La majorité des artistes et intellectuels ne se pose même pas la question. Comme toute tentative de renversement d’un régime irrationnel et totalitaire ne peut s’imaginer sans une violence qui ne serait pas forcément contrôlable et menacerait des fondements sociaux que personne ne veut mettre en cause, les élites renoncent à toute perspective révolutionnaire en produisant une rhétorique anti-communiste et plus généralement anti-populiste. Bien qu’ils aient fait le constat de l'innocuité de toute mobilisation politique à l’intérieur du système, les porte-voix et leaders potentiels de tout mouvement ayant pour objectif le renversement du régime demeurent paralysés par les sombres perspectives d’une dérive conduisant à la guerre civile.

Cette paralysie, largement consciente, est justifiée par les exemples syrien, libyen, irakien. Elle l’est aussi par un discours moderniste inspiré par la non-violence, la recherche de la concorde et de la sanctuarisation de la propriété privée. Tout programme d’éradication de la pauvreté étant qualifié d’irréaliste et dangereux, le seul moyen reconnu d’engagement social est la charité. Les aumônes sont quotidiennes, les grands évergètes sont honorés quand ils font des cadeaux exceptionnels, offrent des repas par milliers, etc. La société trouve son équilibre dans cette perpétuelle attention paternelle que manifestent les nantis à l’égard des démunis. Ces derniers sont d’ailleurs régulièrement exaltés par le régime qui veille à leur éviter la famine pure et simple par le biais d’institutions de bienfaisance qui sont aussi des machines à laver l’argent douteux et à prélever des revenus pour le service du clergé.

Dans ces circonstances, même les plus exaspérés des intellectuels laïcs, ceux qui se proclament athées et lèvent leurs verres à l’annonce d’un acte antireligieux, ne se précipitent pas au sud de la ville pour jeter de l’huile sur le feu de la contestation. « Les pauvres ont un problème d’oeufs et de poulet ? c’est dérisoire et ne vaut pas que nos vies soient mises en danger. » Ah? vous paraissiez pourtant impatients de les voir sortir de leur hébétude.

Tout le monde comprend bien sûr que l’émiettement du mouvement revendicatif conduit immanquablement à la victoire complète du régime mais nul ne voit comment surmonter le handicap. Parce qu’on a l’habitude de se parler peu par crainte des mouchards, on est empêchés d’échanger au-delà du minimum, essayant d’éviter l’écueil de la politisation. On fera par exemple semblant de déplorer les violences, de craindre que des espions étrangers ne renversent un Etat dont on n’osera pas dire tout le mal que chacun pense en son fort intérieur. On se fâchera tout au plus contre quelques têtes de turc du genre de l’ancien président extrémiste Ahmadinejad. Encore faut-il être prudent car on peut craindre qu’un exalté ne vous explique en long et en large pourquoi il n’était pas pire que l’actuel tenant du titre, vous obligeant à opiner sans mot dire pendant cinq bonnes minutes… Parfois la tension est cependant palpable : dans un couloir de métro ou entre les rayons d’un supermarché, un inconnu (toujours de votre sexe et d’environ votre âge) vos glisse furtivement une nouvelle alarmante, vous assure que les clercs portent des armes sous leurs manteaux et feront le coup de feu contre la population désarmée ; sont des criminels, des agents de l’Angleterre, etc.

La désillusion semble l’emporter partout et toujours. L’illusion ne refait surface que lorsqu’il est question de complots, de mouvements occultes. Entouré d’amis ou de parents, tous gens de sa condition, l’Iranien vous rapporte avec délices que « ça y est, Londres a déclenché la procédure d’urgence extrême, les mollahs sont condamnés à faire leurs valises ». Si vous leur dîtes qu’il est un peu trop facile de compter sur l’aide extérieure, que l’invasion de l’Irak a donné les résultats que chacun mesure, ils concéderont que c’est certain, incontestable oui, mais qu’il n’y a jamais eu d’autre voie dans les deux derniers siècles de l’histoire de ce pays. Qu’aucune sortie du tunnel n’est pensable sans le retour des Occidentaux avec dans leurs bagages les exilés qu’un long séjour et une réussite professionnelle aura transformé en « nouveaux Iraniens » compétents, honnêtes, incorruptibles…

Ce retour en fanfare n’est cependant guère probable s’il n’est pas sollicité et orchestré par une nouvelle génération de responsables issus des instances dirigeantes. Parce que le régime est très solide, son indulgence relative à l’égard des fauteurs de troubles prouve même qu’il est mieux assuré qu’en 2009. Terroriser en promettant la torture demeure un de ses outils habituels mais il ne croit plus que l’assassinat à tout va soit une panacée. Cette fois-ci, la police a tiré quand elle a eu peur, et non pas pour faire peur comme elle le fit en 2009. Cette peur de la police était fondée dans les petites villes où elle dut faire face, entre 1er et 4 janvier 2018 à des jeunes singulièrement enragés, qui ne ressemblent pas aux contestataires bien éduqués qu’elle mate aisément.

La nouveauté, on l’a dit, elle tient à cette entrée en scène d’une sorte de nouveau lumpen qui ne vient plus grossir les rangs des milices de l’islamisme militant mais s’en prend précisément à la religion et ses symboles, ces lieux où le clergé rend la justice, où il apprend son juteux métier. Dans un gros village, le bureau du chef de prière du vendredi est incendié. Les nouveaux rebelles ne demandent rien au régime, ni de respecter sa propre légalité, ni de faire des propositions politiques, leur proposer des leaders, etc. Ils se moquent de tout dialogue et ridiculisent la non-violence de 2009.

La société semblant pétrifiée, ceux qui contestent ses fondements durcissent leur propos. Les manifestations se tenant à la nuit tombée, le Guide est injurié à la faveur de l’obscurité. Plus rarement, l’islam est rejeté. Ce nouvel athéisme a tout l’air d’une provocation par des agents du régime ; son existence n’en est pas moins la preuve que le regard sur la situation a changé et s’exprime avec d’autres mots. Des jeunes pauvres sont en rage car ils n’ont pas de perspectives et leur haine est féroce. Ils justifient cette haine en maudissant la longue soumission de leurs parents à des impératifs de guerre et de religion qui ne les émeuvent plus. Ces parents et grands-parents qui implorent encore le régime de leur garantir le subventionnement des denrées de première nécessité. Un peu ébranlé, le pouvoir est revenu sur son programme de réalisme économique, il a reporté de plusieurs mois ses décisions. La hausse annoncée de l'essence à la pompe, que l’on prévoyait vers le 10 décembre de 50% en janvier, puis de 33% dès le 22 décembre, a été reportée au 21 avril.

Le régime n’a pourtant rien à craindre dans l’immédiat : l'opposition n'a ni force de caractère, ni structure. Seule la rue a du caractère, mais elle est minoritaire face à une masse abstentionniste et presque indifférente, défaitiste à tout le moins. Les classes moyennes déçues n’ont pas d’autre programme politique à discuter que les idées médiocres rebattues que diffuse les médias hébergés en Angleterre et aux Etats-Unis. Propagande monarchiste qui mélange des accents libertariens et un militarisme patriotique dirigé contre « les Arabes ». Propagande de la réussite individuelle au pays de l’argent roi. On communie dans l’exécration de Trump et l’éternel regret d’Obama. Nul n’évoque le message islamo-stalinien des Moudjahidin qui ne convainc personne parce que le message collectiviste ne fait plus recette. Ils font horreur ces résistants enclins à trahir la nation pour épauler une éventuelle invasion étrangère... En l’absence de proposition républicaine, on glorifie la sécularisation forcée que Reza Shah imposa dans les années 1930. On soupire d’impuissance et rêve d’un temps où les mollahs seraient confinés dans leurs mosquées et la laïcité serait principe de gouvernement. On se dit certain que les progrès de la société turque – oh ! cette insupportable avance d’un voisin autrefois retardataire et méprisé-, n’auraient pas été pensables sans la poigne d’Atatürk. On attend qu’apparaisse par enchantement un homme de cette envergure là.

Cette expectative surréaliste ne s’appuie sur aucun phénomène tangible : aucun homme providentiel ne se déclare. Vide insondable que ne peut combler l’espoir vain d’une évolution inexorable des institutions vers la démocratie. Voici une quinzaine d’année, beaucoup étaient encore certains que la théocratie allait s’amender, se dissoudre pour ainsi dire dans le parlementarisme qu’elle était obligée de s’imposer pour ne pas trahir l’esprit démocratique de ses origines. Rien de tel n’est arrivé. La seule transformation inexorable du pays est sa militarisation. Se constitue une sorte d’État dans l’État sous la forme d’une garde prétorienne qui se greffe sur le système économique et en absorbe peu à peu les pans les plus rentables, devenant co-propriétaire du pays à égalité avec le haut-clergé.

Aucune force n’étant désormais de taille à s’opposer à ces « Gardiens de la révolution », il ne reste aux plus idéalistes qu’à rêver de grève générale et du soulèvement silencieux de dizaines de millions de citoyens. S’il se trouve encore de ces rêveurs au sein de la diaspora, notamment en France et en Suède, on aura bien du mal à en rencontrer dans le pays même. Où l’on se résigne à vivre dans une éternelle attente du déluge, qu’entretiennent savamment les superpuissances tutélaires du « groupe 5+1 », et se persuade que, tôt ou tard, une fraction de ceux qui ont déjà les commandes voudra se débarrasser de ses rivaux et demandera à la nation d’approuver le mise au rebut des gérontes incommodes qui ont perdu le sens des réalités.                                                                                       

samedi 6 janvier 2018

L'être persan



Le récent soulèvement iranien n'a pas manqué de susciter des analyses embarrassées d'experts déboussolés. Il me semble utile plutôt que de pondre un article approximatif de plus, de diffuser cette lettre qui circule en petit comité, avec laquelle on peut avoir des désaccords sur les développements esquissés mais qui a le mérite de mettre les pendules à l'heure d'aujourd'hui. Le texte est assez long et précis et même si le format de ce blog ne l'avantage pas on en tirera de quoi alimenter sa connaissance de l'Iran.

« Dans l’ensemble, les agences de presse ne se sont pas précipitées pour relayer les informations faisant état de manifestations populaires en Iran. Les événements de Mash’had le 28 décembre ont été même minimisés. Sur-évaluées en regard, les rares manifestations de soutien au régime, demandant fidélité aux fondements et sévérité accrue. Médusés, sidérés ou méfiants, les experts formulent depuis lors des jugements plus que prudents tandis que la tension persiste et fait des victimes, 21 déjà le 2 janvier. Le quasi retour à la normale le 4 janvier paraît inspirer plus les commentateurs, relativistes sinon défaitistes. Bien que défaitiste ou indifférente dans l’ensemble, la rue iranienne exprime un ressenti plus ambigu.

La circonspection ne tient pas seulement à la nouveauté et incongruité des faits, à une violence inédite depuis 1981, mais à l’idée que les couches populaires concernées sont trop peu éclairées pour formuler des revendications claires. Elle tient aussi à la difficulté d’apprécier, dans ce pays-ci, la réalité d’un processus à l’oeuvre depuis plus d’une décennie (avant le drame de 2009) ; de prendre la mesure de la somme des contestations sectorielles intermittentes qui se multiplient depuis 20 mois. L’Iran est opaque, nous n’y voyons pas clair. Son régime présente habilement des visages contradictoires parce qu’il sait concilier des approches antagoniques. En dehors d’une tonitruante opposition en exil, ses ressortissants parlent peu ou disent des choses inaudibles. Ni cette opposition, ni les observateurs de terrain que nous dépêchons sur place ne disposent de relais efficaces et ne peuvent s’engager dans des enquêtes objectives. Les mésaventures de journalistes bilingues, tenaces et engagés (cf. l’emprisonnement de Jason Rezaian du Washington Post), les refus de visas opposés aux chercheurs européens qui ne se cantonnent pas aux études médiévistes ou à l’archéologie, les coups parfois mortels assénés à des représentants d’ONG, le peu de circulation des informations véridiques dans une société cloisonnée par la ségrégation sexuelle, les césures sociales et générationnelles, le clanisme et les problèmes de minorités nationales, société rendue silencieuse par la peur physique de tomber aux mains de la police… Tout contribue à épaissir le mystère iranien.

Pour sortir de ce brouillard, il faut d’abord accepter de concilier l’inconciliable, comme le font eux-mêmes les protagonistes du jeu politique local : se gaver de burgers et pizzas, regarder des séries turques et américaines tout en conspuant l’impérialisme et invoquant les saints martyrs. Fort peu d’Iraniens mesurent l’incohérence entre leur volonté de vivre comme des Occidentaux et leur attachement aux formes traditionnelles. Pour eux il n’y a pas de contradiction entre le clientélisme et le respect des lois du marché concurrentiel, pas plus qu’entre les superstitions et l’approche scientifique des faits. Pas d’impératif catégorique de véracité qui puisse mettre en sourdine les immuables règles de la politesse. Dans un tel univers, plus que partout ailleurs, il faut conserver à l’esprit la métaphore de Marx sur la taupe qui creuse sans être identifiée… ici, de l’aveu même de certains dirigeants, personne n’a prise sur « les générations nées depuis 1374 » c’est à dire il y a 22 ans environ. Le plus souvent mutiques, occupés à pianoter sur leurs smartphones, indifférents aux discours des parents et des enseignants, peu concernés par la politique et à peine plus par la religion, ces jeunes constituent un « trou noir » que les adultes ne peuvent pas ausculter. Dans une société habituée à ne pas prononcer de paroles qui fâchent, comment exiger de ses enfants ce que les règles de décence vous interdisent ?

Toutes ses raisons font que l’Iran se connaît fort mal lui-même et qu’il ne peut pas, avec la meilleure volonté, présenter un visage largement ouvert à l’étranger résidant. Les paradoxes d’un patriotisme souvent sourcilleux ou d’un islam mystique conduisent des jeunes de condition modeste à voter pour des ultras-conservateurs alors qu’ils souhaitent vivre dans une société largement laïcisée où l’écoute de rap et de hard-rock serait dépénalisée. Ainsi, beaucoup de manifestants et casseurs de ces derniers jours étaient en mai dernier des électeurs du conservateur Raïssi et en septembre de forts pieux observants du deuil rituel de Muharram. Tous étaient assurément ennemis déclarés du président américain et chauds partisans de la solidarité avec les chiites syriens, irakiens, yéménites… Idem, les masses soulevées à Qom, autour d’Ispahan et au Lorestan ne sont pas des électeurs du réformisme politique bien qu’une bonne moitié d’entre eux soient déjà en rupture avec le clergé pour des raisons qui ne sont pas de l’ordre de la foi.

Fondée sur un ressentiment social à la fois flatté, exploité et contenu par la terreur sous le régime de Pdt Ahmadinejad, cette culture hybride s’exprime toujours plus nettement depuis le printemps 2015. Un certain anticléricalisme se fait de plus en plus entendre : les mollahs sont trop enrichis, cyniques et corrompus. Si peu de points de vues s’échangent librement entre inconnus dans le contexte d’un régime très policier, ces constats-là sont devenus des platitudes que personne ne tait ni ne conteste, dans les épiceries comme dans les taxis collectifs. Ainsi, la parole se libère contre l’obscurantisme et les difficultés du quotidien sont analysées au miroir de la richesse exubérante de certains fils et frères de ministres et grands dignitaires religieux. Il devient facile de fédérer autour du slogan : « mort à Rohani », président qui entend assainir l’économie, réorganiser la fiscalité et abolir les passe-droits pour réduire la dette publique. Le projet de priver les plus pauvres de largesses fondées sur les recettes gazières et pétrolières aurait pu passer à deux conditions : 1- que les élites politiques et financières réduisent leur train de vie et fassent des dons généreux spectaculaires (la tradition de l’évergétisme reste très vivace et ne fait pas sourire) et 2- que les budgets d’aides aux régimes amis de la région, les dépenses pour la Palestine soit nettement réduites. Le Monde du 2 janvier pointe avec raison : « Les largesses financières accordées au Hezbollah, largesses dont se targue le secrétaire général Hassan Nasrallah dans ses discours, la construction de routes, d’écoles, d’hôpitaux dans le sud du Liban, l’entretien de lieux saints chiites en Syrie et en Irak irritent une population iranienne qui suffoque financièrement ». Presqu’unanimes en 2013 au sujet des interventions de leur armée en Syrie et Irak, les Iraniens semblaient éprouver un grand respect pour le Hezbollah libanais et les milices chiites d’Irak ; ce qui a été taxé d’expansionnisme persan par Israël et les capitales sunnites était analysé comme une nécessité militaire. La Patrie et la religion étant en danger, il était impératif de porter la guerre à l’extérieur pour éliminer le fondamentalisme sunnite.

Négligeant ou trop sûrs d’eux, les grands dignitaires religieux vont commettre deux erreurs qui feront soudainement passer le ressenti de la « patrie en danger » au second plan :

1- ils sous-estiment la fréquence de petits mouvements sectoriels de mécontentement suscité par des faillites inexpliquées, de très importants retards de paiements de salaires, des catastrophes écologiques ; ces mouvements mobilisent plusieurs fois par mois de petites cohortes de quelques dizaines de protestataires, plus à Mash’had, Karaj et Ispahan qu’à Téhéran. Ils sont tolérés et l’administration fait son possible pour calmer le jeu en faisant des concessions, opérant des remboursements partiels… Parmi ces manifestants, une majorité de gens âgés se disent déçus en tant que fidèles croyants et anciens thuriféraires du régime islamique. On ne voit pas de jeunes, soit parce qu’ils demeurent non concernés par le travail, condamnés à l’oisiveté, soit qu’ils se tiennent à l’écart de mouvement qui leur paraissent cautionner un dialogue absurde, inutile, mensonger.

2- lors du séisme du 12 novembre dernier, les mollahs ne se montrent pas très empressés en faveur de populations kurdes qu’ils suspectent d’hérésie ou de séparatisme. Une fois de plus, l’État ne paraît pas en mesure de faire face à ses obligations et délègue la solidarité aux sportifs, aux comédiens, à la grande bourgeoisie d’affaires et même à la diaspora nord-américaine qui dépense sans compter pour reloger les sinistrés dans des bungalows quand l’armée se contentait d’offrir des tentes par des températures inférieures à zéro. Cette bourgeoisie entreprenante ne se gêne pas pour conspuer les mollahs conservateurs, qualifiés d’inhumains ; elle s’offre une campagne de presse contre l’ancien président Ahmadinejad dont le régime était responsable de la construction de logements sociaux à peine décents et ne répondant pas aux normes antisismiques… Depuis lors, les réseaux sociaux sont remplis de témoignages accablants des victimes et de révélations sur le train de vie des enfants de ministres ; ils répercutent aussi des chiffres et des images fortes sur le coup des opérations extérieures, tandis que le gouvernement reconnaît être contraint d’envoyer des vivres en Syrie, en quantité telle qu’il ne peut conserver les réserves indispensables en cas de seconde catastrophe.

Les plus riches « bazaris » des capitales régionales vont ainsi prendre en charge une partie des aides de première urgence (matelas, couvertures, conserves et eau potable) ; et ils le feront savoir sur le réseau social telegram. Ces marchands ne sont pas nécessairement laïcs et ne ressemblent guère aux grands bourgeois nationalistes de Téhéran. Dans la foulée, les milieux nationalistes et monarchistes (surtout exilés) clament haut et fort leur commisération pour les Kurdes qu’ils appellent « peuple frère de souche iranienne », disant que les questions religieuses doivent passer au second plan dès lors qu’une part du territoire national souffre. Ils rappellent que le glorieux empire de l’antiquité reposait sur l'alliance indéfectible des Kurdes (Mèdes) et des Perses… En regard, le clergé est qualifié de « ramassis d’arabes » descendant de bédouins envahisseurs (un truisme mal fondé mais tenace) et affairés à des solidarités infondées avec des peuples qui ne sont ni fiables, ni reconnaissants (Soudanais, Palestiniens). Sans jamais nommer Israël ni justifier la bonne entente de la dynastie Pahlavi avec Tel Aviv, cette propagande met en regard le dynamisme politique et intellectuel des Juifs, opposé à l’incurie arabe, rappelle que Cyrus le Grand avait scellé avec les Hébreux une alliance durable…

Le slogan « mort au Hezbollah ! » ne sort pas de nulle part, tout à la fois expression d’une frustration avivée par le scandale du séisme, du constat d’incurie de l’Etat et d’une indifférence aux questions libanaise et palestinienne. Dès 2009, la rue criait « ni Gaza, ni Liban, je voue ma vie à l’Iran ». Ce qui est nouveau, c’est que les foules qui scandent ces mots ne sont pas les mêmes, et que les nouveaux mots sont bien plus violents, plus anticléricaux. On entend des attaques ad hominem mettant en cause les mœurs sexuelles supposées des dignitaires ; on entend surtout crier la gloire de Reza Shah, le premier des Pahlavi qui s’est distingué par une politique nettement anti-religieuse, calquée sur la révolution laïque d’Atatürk, aboutissant à une interdiction passagère du port du voile. Cette mise à l’honneur n’avait jamais été exprimée aussi ouvertement mais elle n’est pas nouvelle. Longtemps brocardé par toutes les oppositions car suspecté de sympathies pour le fascisme, ce militaire ombrageux avait su s’émanciper dès 1925 de la tutelle britannique sans l’aide de laquelle il n’aurait pas eu le pouvoir quatre ans plus tôt. Depuis l’élection d’Ahmadinejad et plus encore après sa réélection douteuse en 2009, une part significative des élites pensantes et des classes moyennes éduquées rend hommage à cet usurpateur dictatorial qui a su domestiquer les dignitaires religieux et imposer une modernisation désormais considérée comme globalement salutaire, à défaut d’être démocratique. Une gauche humaniste et jusqu’ici modérée en fait maintenant un véritable apôtre, à l’instar du chanteur Mohsen Namjoo, contraint à l’exil depuis 2006. Les images d'Epinal reviennent aujourd’hui par youtube et les messageries instantanées. Dans les bazars, on martèle à la hâte des copies d’objets de cuivre portant l’emblème royal (le lion à l’épée sur lever de soleil), on vend à la sauvette des moulages en laiton d’effigies de l’homme fort, reconnaissable à son képi à la française orné d’un plumet. Parfaitement renseigné sur cette propagation qu’il aurait auparavant châtie avec la plus grande sévérité, le régime choisit l’apaisement laissant pour ainsi dire un exutoire à une société déboussolée.

La multiplication des cafés, le relâchement d’une censure qui permet aujourd’hui d’accéder sans risque à une littérature nettement laïque, notamment par des traductions nouvelles (Camus, Hegel, Sartre, Spinoza, Lénine) semblent aussi relever d’une volonté de quiétude et de structuration d’une vie faite de dérivatifs à la dureté des conditions sociales. Le programme du réformisme au pouvoir est de contenter les classes éduquées, de leur offrir les conditions d’un épanouissement limité mais tangible qui les incite à moins choisir l’émigration et mieux s’insérer dans le tissu social. L’annonce d’une tolérance accrue vis-à-vis des ceux qui respectent mal les codes vestimentaires islamiques procède de ce choix en même temps que d’une réelle difficulté pour la police à courir ce lièvre en même temps que ceux qui relèvent plus de ses fonctions traditionnelles : contenir les trafics illicites et la petites délinquance.

La police se dit débordée parce qu’elle est assez peu compétente comme il est de règle dans des pays ayant longtemps connu la terreur politique. Concentrées sur la sécurité extérieure et la lutte contre les opposants, les élites du renseignement font des carrières que la police vouée au droit commun ne pourrait offrir. Par conséquent, les rares succès de cette dernière concernent les grands trafics car, dans ces domaines contigus à la sédition et au séparatisme des région rebelles, cette police peut s’appuyer sur les puissants Pasdaran (gardiens de la révolution). Quand soudain le nombre de pickpockets se met à enfler au rythme de la prolifération des miséreux (Afghan, Irakiens et Pakistanais immigrés mais aussi jeunes venant de campagnes asséchées et surpeuplées), la police est en manque d’effectifs et ses officiers supérieurs estiment que les fourgons doivent être remplis de petits dealers et voleurs à la tire plutôt que de jeunes femmes mal voilées.

S’il est juste de considérer qu’une politique économique plus intelligente aurait pu éviter un soubresaut aussi vigoureux qu’imprévu, cette « révolution des oeufs », dont beaucoup de jeunes protagonistes rient de bon coeur et que l’on dit avec détachement « sans lendemain », est un moment de crispation dans une période tendue depuis longtemps. La rengaine sur le peu de choix « entre le mauvais et le pire » est une platitude entendue partout depuis neuf mois. On ne se trompe pas quand on parle « d’effritement idéologique et sociologique de la République islamique ».

Un stade inédit est atteint avec les attaques de séminaires et tribunaux islamiques. Une nouvelle génération méconnue pose la question de l’islam et de la prééminence de la loi religieuse sur toute considération laïque. Elle n’est forcément totalement émancipée de l’obscurantisme et la superstition mais elle s’en éloigne et surtout ne supporte plus qu’on lui fasse la morale sur les problèmes de la région, la décadence de l’Occident, le danger sunnite… dont elle se moque de plus en plus. Cette jeunesse n’est pas encore athée mais vit déjà sans repères religieux et n’a plus recours au vocabulaire de ses ainés. Cette absence de référence commune accroit le fossé avec un pouvoir dont les capacité d’écoute, analyse et réaction sont faibles. Où du moins semblent telles, à la mesure de l’usure sensorielle qui frappe les grands vieillards.

La société, a cessé depuis près de 20 ans de s’illusionner sur la nature des rivalités entre dirigeants : « Ultraconservateurs, modérés, réformateurs : les étiquettes ne veulent pas dire grand-chose. Tous étaient déjà au pouvoir dans les années 1980 et se sont sali les mains. » Les moins de 40 ans se demandent aujourd‘hui où et comment trouver le sang neuf qui permette de raboter les aberrations et redonner les illusions indispensables au minimum de dynamisme. Le retour de l’ancien réformateur Khatami ou l’élargissement de Moussavi, leader du mouvement vert de 2009, ne seraient que cautères sur jambe de bois. Dans ce désert, l’hypothèse d’une personnalité nouvelle, issue de l’appareil puissant et mystérieux des Pasdaran paraît une solution envisageable pour une transition longue. Tout le monde vous le dira : « on n’est pas forcément mûrs pour la démocratie, il nous faut un dur à cuire et quitte à supporter un dictateur, on le préfère laïc et entreprenant ». Illusion de plus, sans doute mais de l’ordre du nécessaire."

( la suite est publiée ici : L'être persan II )