samedi 7 avril 2018

Perspectives et réalités en Iran

 
Le Vent continue de souffler même s’il n’est pas forcément bon. Ainsi nous continuerons à publier celui qui nous vient tout cuit d’Iran. Nous avons la chance d’accéder ainsi à une connaissance de l’intérieur de ce qui se joue dans ce pays, de sa schizophrénie originale, et de ses tentatives pour dénouer toutes ces aspirations contradictoires à l’oeuvre dans le malaise qui touche l’ensemble des sociétés contemporaines :

" L'Iran est largement immobile, en même temps qu’il ne cesse de s’agiter, comme tétanisé, dans une sorte de mouvement parkinsonien : tout remue sans aucun mouvement décisif. Un équilibre savant entre pouvoirs élu et de droit divin, entre polices laïques et justice religieuse, entre deux armées, l’une nationale (Artesh) et l’autre partisane (Gardiens de la Révolution). 

Cette paralysie ne tient pas uniquement à sa direction par une prélature aux conceptions pré modernes et qui s’accorde le temps d’une éternité transcendantale. Dans ce drôle de monde où Dieu est depuis très longtemps un concept « de raison pure pratique » (la référence au divin est en fait un ‘utilitaire’), le religieux ne relève pas pour autant du rationnel. La vie publique non plus par conséquent. Les Lumières de Kant ne sont pas annoncées pour demain bien que l'hypothèse téléologique d’un progrès historique de l'humanité n’ait jamais été écartée. Tout en attendant l’apocalypse et le jugement dernier, les mollahs savent jouer de l'idée de progrès à des fins morales. Parce que cette idée justifie l’effort intellectuel technologique et industriel sans lequel leur pouvoir risquerait de s’évaporer.

L’irrationnel se manifeste dans la vie publique par une cacophonie constante autorisant des contradictions extrêmes et même des invectives entre les différentes catégories de représentants du peuple. Comme si les élus de ce peuple représentaient vraiment des facettes de la société alors qu’ils n’expriment que des options par défaut. Sur chaque sujet d’actualité, on entend des avis divergents (l’actuel débat sur l’opportunité d’interdire la messagerie Telegram n’est que le dernier d’une longue série). Cependant, un œil exercé distingue vite que tout le monde n’a pas le même droit à la parole et que le silence l’emporte.

L’immobilité de cette société tient aussi aux très anciennes règles de savoir vivre qui imposent des silences, des omissions et des délais plus éprouvants que les mensonges. Usages qui ne sont pas propices aux affaires et sont inhibiteurs de la vie intellectuelle puisque les débats se doivent de rester feutrés. Bien sûr, on ne manque pas d'émancipés qui peuvent être virulents, ardents polémistes, mais le sang chaud est toujours un peu à la merci d'autorités sourcilleuses. Les grandes gueules s'expriment donc en cercle restreint. Et sitôt qu’on se propose de publier, on se modère, on arrondit.

D’autant que les nouvelles « fortes têtes » ne ressemblent pas à leurs aînés : distances prises avec toutes les idéologies sans exception, celles importées d’Occident comme celles qu’a généré l’exégèse de l’islam, ancestrale dans le chiisme. Tous ceux qui, malgré les progrès manifestes du décervelage, tentent encore de penser, ont été quelque peu influencés par des revues littéraires et politiques à large spectre, modérées, réformatrices comme feu Goftegou et aujourd’hui Boukhara dont le rôle d’éducateur ne peut être sous-estimé. On est dans une pensée anti-utopique ou post utopique où un certain scepticisme obère tout élan révolutionnaire. Qui va oser maintenant redire que la Révolution islamique aura été une défaite de la modernité face au conservatisme religieux ? Ce lieu commun parmi les exilés des années 1980 ne ressuscite que chez les plus jeunes, qui se taisent, pragmatiques dont le projet n’est pas de changer le monde, de faire avancer l’Iran, mais de se sauver eux-mêmes, se tirer du pétrin en émigrant.
Les autres, les maîtres penseurs visibles (quinquagénaires et plus), tournent en rond : ils attendent l’avènement du « post-islamisme démocratique » que promet l’usure des pouvoirs et l’âge canonique des gérontes islamiques, la réintroduction via les réseaux sociaux de débats oubliés, l’essor d’un art visuel mutin et élégant. On a, certes, assisté à une diversification du champ politique, le monolithisme des origines a disparu depuis presque 20 ans maintenant et le primat du politique est même remis en cause, le dogme du « velayat e faqih » qu’a introduit Khomeini est rongé et pourrait disparaître avec les luttes fratricides que promet la difficile succession du « Guide » actuel. Mais cette fin annoncée promet-elle un grand pas en avant ? L’éviction probable du fils de Khamenei à la mort de son père est-elle une garantie de transition démocratique ? Que l’Iran évite le piège dynastique de type syrien ou nord-coréen ne veut pas dire qu’il s’arrachera au modèle militariste et totalitaire dans lequel il s’enfonce depuis trop longtemps.
Certes, on conteste de ça de là, et la répression de cette contestation est plutôt mesurée puisqu’on y emploie plus souvent une police anti-émeute que l’armée et qu’on évite les massacres. La répression et même parfois le dialogue, sont ici une sorte de colmatage. Le sur-place des luttes ouvrières sectorielles et l’incroyable longévité des affrontements entre l’administration et la paysannerie relèvent de ce mouvement parkinsonien qui semble le produit d’une volonté délibérée de ne résoudre aucun conflit social.
Suivant une habitude prise depuis six mois environ, les relais extérieurs des oppositions au régime battent du tambour sur les réseaux sociaux à chaque échéance festive, préconisant par exemple en mars de subvertir la traditionnelle fête des feux de fin d’hiver « tchaharshanbeh souri » et de mettre un feu moins contrôlé aux poudres pour, sinon renverser l’État, du moins infliger un cuisant revers à la communication officielle qui veut que les institutions soient soutenues par une écrasante majorité de citoyens. Ça ne marche pas. Non que les institutions du régime soient séduisantes, trop usées au bout de 40 années d’égarements. Mais si cette usure les rend à peine présentables et justifiables, elles demeurent très solides car fondées sur un système de répartition des avantages très bien organisé. Système qui a jusqu’ici su contenir les mécontentements d’origine socio-économiques, permettant au pouvoir de concentrer l’usage de la force publique sur ceux dont la contestation est directement politique.

Ces politiques vous diront que l’Iran est mûr pour un régime de « République tout court » sans adjectif qualificatif et qu’il ne sert à rien de chercher un homme nouveau dans un marais déjà malodorant alors que la raison voudrait qu’une grande déflagration souffle tous les anciens miasmes. Puis ils vous avoueront qu’ils craignent l’explosion, ne sachant quelle équipe peut mettre en place l’évolution décisive espérée. Personne donc, ni homme providentiel, ni junte éclairée !  Mais à force d’immobilité, on risque l’enlisement ou l’embrasement de la guerre civile. On m’oppose que l’idée qu’une transition militaire est déplaisante. Elle sous-entend que la société est immature. J’assume ce jugement et sais la solution trop partielle pour être bonne mais l’idéal serait de prendre tout le monde de court : une sorte de transition sans pitié mais joyeuse, comme celle des Oeillets qu’organisèrent en 1974 les petits capitaines portugais. Ce qui n’entre pas dans le cadre des traditions orientales qui veulent qu’un gradé solitaire prenne toutes les commandes. Si c’est pour avoir un Sissi, non merci ! Alors ?
Un homme issu du système et disposant des leviers dont se sont emparés les chefs de l’armée des Gardiens ? Un tandem, une junte qui débarquerait les enturbannés plus ou moins mystiques ou providentialistes pour qui les voies de la faillite sont aussi impénétrables que celles de la prospérité générale. Il faut bien faire un pas en avant ! 

Certains s’extasient de la cohabitation surréaliste de plusieurs sociétés parvenues à des niveaux de développements très différents. Mais l’Iran aux innombrables aspects ne fait sourire que le voyageur pressé. Résider sur place désespère plutôt quand ne prennent fin ni le gaspillage des ressources, ni le saccage des milieux naturels, ni même les déprédations de monuments historiques d’une beauté saisissante, ouverts à tous vents. Il est temps de le dire sans tergiverser : l’Iran est gouverné par une sinistre bande d’imbéciles qui ne voient rien venir, n’anticipent aucun problème. Le pays va tout entier dans le mur et ce n’est pas parce qu’il dépense moins de milliards que ses voisins pour entretenir son armée qu’il doit être cru plus vertueux. Les milliards qui ne font pas d’ogives nucléaires vont simplement dans des banques offshore, ils ne font pas avancer le pays."

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire