Cela n'étonnera personne de savoir qu'en Turquie on emprisonne sans souci n'importe quel pékin sous n'importe quel prétexte. C'est bien sur également valable si on n'est pas n'importe quel pékin, tel celui que je voudrais présenter ici - un de mes plus fidèles compagnons de voyage, celui que l'on glisse dans son sac - en la personne de l'intrépide Sevan Nişanyan.
Un article vient de lui être consacré, il est disponible en trois langues dont le français :
http://repairfuture.net/index.php/fr/genocide-armenien-reconnaissance-et-reparations-point-de-vue-de-turquie/l-insupportable-silence-face-a-l-emprisonnement-de-sevan-nisanyan
Tout ce qui suit est extrait de cet article, j'ai raccourci et remanié l'ordre des paragraphes de manière à essayer de le rendre plus accessible à qui ne connait pas l'animal. Sevan est une personnalité rare et le traitement dont il est l'objet est infâme.
Aucun de ses ouvrages n'est traduit en français.
" L’affaire Sevan Nişanyan n’est pas une affaire de construction sans permis. La Turquie est le paradis des constructions illégales et cela n’a jamais valu de peine de prison ferme à quiconque, excepté Sevan. Des parlementaires du HDP et du CHP ont interrogé le garde des Sceaux à ce sujet, si bien que l’affaire est passée devant l’Assemblée. Lors d’une séance de questions en juillet 2015, la députée CHP d’Istanbul Selina Doğan a adressé la série de questions suivantes :
1. Combien de personnes sont passées devant la justice et ont été condamnées ces dix dernières années en application de l’article 65 alinéa B de la Loi n°2863 sur le patrimoine culturel et naturel ?
2. Combien de personnes ont vu leur peine de prison commuée en amende ?
3. Combien de personnes ont été emprisonnées en vertu de cet article ? Combien d’entre elles ont bénéficié d’aménagements de peine ?
4. Y-a-t-il actuellement des détenus autres que Sevan Nişanyan condamnés en vertu de cet article ?
Aucune de ces questions n’a obtenu de réponse.
La députée HDP d’Iğdır, Pervin Buldan, a également porté la question devant l’Assemblée en décembre 2014 en interrogeant Bekir Bozdağ, le Garde des sceaux de l’époque, sur le caractère illégal de la condamnation prononcée contre Nişanyan (...) Buldan n’a obtenu aucune réponse à ses questions. Et pour cause, car il n’y a pas de réponse satisfaisante à cela.
Il ne faut pas oublier que Sevan n’était pas propriétaire des constructions incriminées. Rien ne lui appartient, à l’exception du panneau « Bibliothèque Sevan Nişanyan » à l’entrée de la bibliothèque du Village des mathématiques, désormais menacé de destruction. Sevan avait fait don depuis longtemps de l’ensemble de ces propriétés à la fondation Nesin [fondée en 1973 par l’écrivain Aziz Nesin pour s’occuper d’enfants pauvres, NdT]. Sevan a été mis en prison volontairement au nom d’un délit de construction illégale inventé pour l’occasion. Ce qui est à l’œuvre, c’est la volonté de salir Sevan tout en prévenant les réactions qu’aurait entraînées son arrestation pour délit d’opinion. Et de fait, ce faisant, toute réaction a été étouffée.
à ce jour, le total des peines d’emprisonnement prononcées pour Sevan s’élève à 17 ans alors que les condamnations pour défaut de paiement des amendes sont encore à venir
le traitement que l’on fait subir à Sevan s’explique avant tout par la publication de son livre, où celui-ci s’emploie à balayer la philosophie de la fondation de la République en dévoilant la nature profonde du régime. Il n’était pas acceptable de voir les pères fondateurs remis en cause, a fortiori sous la plume d’un écrivain arménien contestataire. La réponse est venue rapidement, à l’initiative du Haut-commandement militaire : on a tout fait pour salir Sevan en faisant fuiter des informations complaisamment reprises par un journaliste star de la télévision et un journaliste malchanceux des informations parfaitement calibrées et présentées comme si elles dataient de la veille. Ainsi empêche-t-on du même coup les gens de lire l’ouvrage de Sevan, ainsi s’efforce-t-on de les tenir éloignés de la vérité.
Dans une chronique intitulée « Du devoir de lutter contre les crimes de haine » écrite en réaction aux polémiques sur les caricatures du Prophète [dans Charlie Hebdo en 2012, NdT], Nişanyan avait été condamné pour avoir écrit que « se moquer d’un chef arabe ayant proclamé il y a plusieurs siècles de cela qu’il communiquait avec Dieu et en a retiré des avantages politiques, financiers et sexuels ne constitue pas un crime de haine. C’est un simple test de la liberté d’expression, plus ou moins du niveau d’un enfant de maternelle ».
De même pour une autre chronique écrite à l’époque du mouvement Gezi, intitulée « Tout Premier ministre goûtera à la démission » [référence à la phrase coranique « Tout mortel goûtera à la mort », NdT]. « Tout mortel goûtera à la prison » se dit-on alors en haut lieu et Nişanyan d’être emprisonné après avoir vu sa peine confirmée le 2 janvier 2014. Pour l’affaire du Prophète, il sera condamné suite aux dénonciations et plaintes portées simultanément par 14 individus, de Trabzon à Istanbul en passant par Ordu et Antalya, par la 14ème chambre du Tribunal correctionnel d’Istanbul. On constate que les tribunaux correctionnels ont bel et bien été transformés en tribunaux spéciaux.
Que les membres du Club Pen de Turquie [association internationale d’écrivains, fondée en 1921 par Catherine Amy Dawson Scott, NdT], capables d’écrire un roman avec une centaine de mots de vocabulaire observent un silence religieux face à un écrivain aussi prolifique que Sevan n’est pas pour étonner, ni même le fait que le président du club turc se soit opposé à la campagne de mobilisation initiée par d’autres branches du club à l’extérieur du pays. Le fait qu’un intellectuel arménien contestataire ait plus fait pour la langue turque à lui seul que l’Association de la langue turque en 80 ans [institution en charge de la réforme et de normalisation du Turc, NdT], sans même parler des écrivains susmentionnés, est légitimement ressenti comme une humiliation (2).
Parmi les ONG, Human Right Watch et Amnesty International ont tiré la sonnette d’alarme sur l’affaire Nişanyan et mentionné celle-ci dans leurs rapports respectifs. Il est étrange que, dans ce contexte, les ONG turques persistent à garder le silence, y compris la Ligue turque des droits de l’Homme qui a pourtant une commission consacrée au racisme et à la discrimination. Nous nous attendions également à ce que l’université stambouliote de Bilgi, où Sevan était chargé de cours, réagisse à cette incarcération. Celle-ci nous a fait savoir qu’elle avait certes bénéficié des compétences d’intellectuel de Sevan Nişanyan, mais ne souhaitait pas prendre parti en sa faveur. Autrement dit : « nous avons tiré profit de Sevan un temps mais nous n’avons plus besoin de lui ». Nous avons également demandé l’autorisation d’organiser une exposition à l’université du Bosphore, où Sevan a étudié, afin de montrer des photos du travail architectural réalisé à Şirince. Ceux-ci nous ont non seulement accordé l’espace demandé mais également proposé d’organiser une conférence sur le sujet, et pour cela nous sommes redevables au personnel et aux étudiants de l’Université du Bosphore.
Ce silence qui entoure l’affaire Sevan se fait également sentir à l’extérieur du pays, en Arménie ou au sein de la diaspora. Sevan passe pour n’être pas assez Arménien. Pourtant des ouvrages comme
Le pays qui avait oublié son nom ou
La Turquie à l’Est d’Ankara visent à dresser l’inventaire du patrimoine arménien historique, alors qu’un site comme l’
Index Anatolicus permet aux internautes de connaître et de faire partager l’histoire de la moindre bourgade d’Anatolie [voir
nisanyanmap.com qui recense un très grand nombre de localités de Turquie en mentionnant l’ensemble de leurs toponymes antérieurs à la turquisation, NdT]. Ce type de travail constitue une véritable avancée historique dans la lutte pour conserver les traces du passé arménien. Mais cela n’a pas suffi à assurer à Sevan le soutien de la diaspora arménienne.
En Arménie, l’Union des écrivains arméniensa souhaité organiser un évènement de soutien en faveur de Sevan. Nous avons partagé les informations en notre possession, envoyé les documents afférents, mais aucune nouvelle ne nous est parvenue depuis. Les ouvrages de Sevan étaient en train d’être traduits en arménien et devaient passer sous presse en octobre 2014. Aucune nouvelle non plus. Enfin le Ministère en charge de la diaspora arménienne avait décidé de décerner à Sevan le prix William Saroyan de littérature, ce qui m’avait profondément réjoui. Un an et demi plus tard, Sevan n’a toujours pas reçu le prix en question.
Ces mots écrits et transmis par Sevan à son retour de Berlin, où vivent ses enfants, juste avant de partir en prison, méritent d’être cités :
« Tout un tas de gens croient en toi, te font confiance et cela représente une grande responsabilité. Ce n’est pas bien de les décevoir, tu n’as pas le droit. Tu as lutté et accepté les conséquences de la lutte. Prendre peur et partir dès que le vent tourne, voilà qui serait une infamie. Tu n’as pas le droit de te ridiculiser. Tu t’es battu pour réaliser tes rêves dans ton village, tu t’es lié à cet endroit. Même si une poignée de fonctionnaires se met à ronger cela comme des souris, ça ne te donne pas le droit d’abandonner cette existence. Il y a encore bien trop de choses à faire. Tu as intimé aux gens de cesser d’avoir peur, tu as dit que ce dont ce pays manquait le plus était le courage. Tu as érigé la Tour du défi [Hodri Meydan Kulesi, une tour en pierre d’une douzaine de mètres de haut qui domine les environs à Şirince, NdT]. Maintenant que l’ennemi pointe à l’horizon, cela ne te ressemblerait pas de fuir pour sauver ton petit confort personnel. Tu ne dois pas te contredire. Il y en a tant qui ont pris la poudre d’escampette. Beaucoup étaient des amis, des êtres chers. Mais tu as vu, de tes yeux la marque indélébile de la défaite qui s’était gravée sur leur front. Tu refuses de porter cette marque à ton tour. »
Nous nous sommes quittés sur ces mots, sans savoir quand nous nous reverrons de nouveau. Balloté entre plusieurs prisons, de Torbalı à Buca, de Şakran à Yenipazar, Sevan compte désormais les jours dans la prison de Söke [au sud d’Izmir, NdT] et ignore combien de temps durera sa détention. Mais nul besoin de chercher la colombe craintive en lui. Comme il le dit lui-même, il reste buté comme une autruche [
« Je ressemble à une colombe qui craint pour sa vie. Mon seul réconfort désormais, ma seule garantie, c'est de songer qu'au moins, dans ce pays, les hommes ne touchent pas aux colombes » a écrit Hrant Dink peu avant son assassinat. À quoi Nişanyan réplique pour sa part :
« Ne cherchez pas chez moi la colombe craintive. À tout prendre, je suis plutôt de la race des autruches butées ».
Sevan Nişanyan est l’un des linguistes de Turquie ayant le plus contribué aux recherches étymologiques sur la langue turque. L’ouvrage publié en 2002, La racine des mots, dictionnaire étymologique du turc contemporain est une bible en la matière. [On peut également consulter gratuitement ce dictionnaire en ligne à l’adresse http://www.Nişanyan sozluk.com/ , NdT]
extraits de l'article de
Sait Çetinoglu.
http://repairfuture.net/index.php/fr/genocide-armenien-reconnaissance-et-reparations-point-de-vue-de-turquie/l-insupportable-silence-face-a-l-emprisonnement-de-sevan-nisanyan