vendredi 16 septembre 2016

Eté pourri


il se passe beaucoup de choses en Turquie et ce qui hier semblait exceptionnel mais cependant significatif de l'état réel du pays et de ses habitants, est devenu aujourd'hui si courant qu'il semble vain de vouloir s'en faire l'écho. Les gens ordinaires ont été tellement encensés par les dirigeants pour leur rôle crucial dans la déconfiture des putschistes, que certains se croient protégés et encouragés à exprimer toute leur petitesse et leur méchanceté à l'égard de ce qui est différent  ou simplement qui les gêne. Ils sont d'autant plus outrés d'être soudain traités avec le mépris avec lequel on les considère d'ordinaire ( cf la colère et les critiques des chauffeurs routiers contraints d'emprunter le nouveau pont sur le Bosphore avec les queues aux guichets et l'absence de raccordement autoroutier au reste du réseau istanbuliote ). Mis à part l'arbitraire odieux qui permet de mettre en taule n'importe qui sous l'accusation de güleniste, les règlements de compte à la tête de l'état vont bon train, au point où un vent de panique souffle dans le parti au pouvoir au vu des arrestations qui s'étendent dans ses rangs.
Dans les quartiers du centre d’Istanbul en réaction affichée au mode de vie promu par le pouvoir démocratique de l’AKP, le nombre de jeunes femmes en short, le ventre à l’air, fait plaisir à voir (mais si, mais si). A côté des coquettes enturbannées, et des  femmes arabes en noir avec toutes leurs nuances de masques, voilà qui semble ramener les choses du bon côté. La coexistence entre ces jeunes filles - de même que l’attitude réservée des hommes - ne semble pas provoquer de frictions. Mais hélas les choses se gâtent pour elles lorsqu’elles s’engagent un peu hors des circuits relativement sûrs. 
Les tensions exacerbées trouvent actuellement en Turquie leurs résolutions dans l’agressivité et l’intolérance. Le pays renoue avec sa caricature : chassez le naturel et la torture généralisée revient au galop dans les prisons.
A l’instar de ce qui se passe à la tête de l’état, les conflits dégénèrent dans le sang et des batailles rangées au moindre prétexte ( discussion sur le prix d’un service, place dans une aire de pique-nique, embrouille de trafic, etc, sans même parler des agressions envers des comportements qui ne coïncident pas avec la dictature de la religion sur la vie, tout est bon pour se défouler). 
A côté de ça une autre division partage le pays en deux : les gens de l’Ouest et ceux de l’Est. A l’ouest les gens vivent dans le nord et partent en vacances dans le sud, ils ne franchissent pas Ankara. Ce qui se passe au-delà vers l’est ne semble plus les concerner, comme si c’était un autre pays voisin mais qu’ils s’obstinent à penser leur. L’attentat de Daesh contre le mariage kurde à Gaziantep qui a tué principalement des femmes et des enfants à tenu deux jours à la première page des journaux, celui de Van revendiqué par le PKK a été évacué en une journée.Même les fameux « martyrs » ( soldats ou policiers tués chaque jour)  qui donnaient lieu à des funérailles très médiatisées commencent à lasser sans qu’on se l’avoue. Ajoutons que la coutume qui veut qu’on enterre un mort le lendemain de son décès facilite son évacuation sans délai. De toute manière ce n’est pas la première fois que la Turquie démontre ses étonnantes capacités d’oubli.
La censure est loin d’être inactive avec son black-out sur l’information considérée comme sensible par le pouvoir et du coup, tout se passe comme si le coup d’état raté ne l’est pas pour tout le monde. 

mardi 8 mars 2016

Cizre, après.

Après 80 jours de siège et la levée de l’interdiction de sortir 
dans la ville kurde de Turquie de Cizre, le président de la fondation des droits de l’homme de Turquie a pu rentrer dans la ville :
« Tout Cizre sent l’odeur de la décomposition des corps et de la chair brulée, Dans les maisons tout a été dévasté sciemment, c’est l’exécution d’une condamnation à mort. Ils (les kurdes) ne nous pardonnerons pas. Et moi non plus je ne me le pardonnerais pas. » a t-il déclaré.
Un député CHP de son côté : «  Nous sommes dans un pays qui n’est même pas capable de nous fournir d’informations fiables sur le nombre de morts. Dans les décombres, sur les berges du Tigre, il y a encore des morceaux de corps humains. On ne peut pas expliquer ça par de simples affrontements. C’est une vision de guerre. Où emploie t-on des tanks et des obus si ce n’est à la guerre ? Sur les toits des bâtiments vides l’armée a suspendu des drapeaux turcs, comme à la guerre quand on prend une position à l’ennemi. A ceux qu’on a chargé de la besogne la consigne donnée était : détruisez, brulez. Il n’existait plus aucun règle de droit. Dans ces circonstances aucun rapport d’autopsie ne peut être fourni et aucune autopsie ne saurait être fiable car les morts fournissent toujours des preuves.
 L’odeur de la mort est partout dans la ville. Les habitants me demandent ‘est ce ce que nous étions des ennemis ? ’L’État et ses obligés vont pouvoir rebâtir de juteux immeubles mais comment réparer le lien rompu avec la république ? »

D'après le journal Agos, lien en turc ci-dessous :

mardi 19 janvier 2016

Ohé Sevan !

Cela n'étonnera personne de savoir qu'en Turquie on emprisonne sans souci n'importe quel pékin sous n'importe quel prétexte. C'est bien sur également valable si on n'est pas n'importe quel pékin, tel celui que je voudrais présenter ici - un de mes plus fidèles compagnons de voyage, celui que l'on glisse dans son sac - en la personne de l'intrépide Sevan Nişanyan.
Un article vient de lui être consacré, il est disponible en trois langues dont le français : http://repairfuture.net/index.php/fr/genocide-armenien-reconnaissance-et-reparations-point-de-vue-de-turquie/l-insupportable-silence-face-a-l-emprisonnement-de-sevan-nisanyan
Tout ce qui suit est extrait de cet article, j'ai raccourci et remanié l'ordre des paragraphes de manière à essayer de le rendre plus accessible à qui ne connait pas l'animal. Sevan est une personnalité rare et le traitement dont il est l'objet est infâme.
Aucun de ses ouvrages n'est traduit en français.

" L’affaire Sevan Nişanyan n’est pas une affaire de construction sans permis. La Turquie est le paradis des constructions illégales et cela n’a jamais valu de peine de prison ferme à quiconque, excepté Sevan. Des parlementaires du HDP et du CHP ont interrogé le garde des Sceaux à ce sujet, si bien que l’affaire est passée devant l’Assemblée. Lors d’une séance de questions en juillet 2015, la députée CHP d’Istanbul Selina Doğan a adressé la série de questions suivantes :
1. Combien de personnes sont passées devant la justice et ont été condamnées ces dix dernières années en application de l’article 65 alinéa B de la Loi n°2863 sur le patrimoine culturel et naturel ?
2. Combien de personnes ont vu leur peine de prison commuée en amende ?
3. Combien de personnes ont été emprisonnées en vertu de cet article ? Combien d’entre elles ont bénéficié d’aménagements de peine ?
4. Y-a-t-il actuellement des détenus autres que Sevan Nişanyan condamnés en vertu de cet article ?
Aucune de ces questions n’a obtenu de réponse.
La députée HDP d’Iğdır, Pervin Buldan, a également porté la question devant l’Assemblée en décembre 2014 en interrogeant Bekir Bozdağ, le Garde des sceaux de l’époque, sur le caractère illégal de la condamnation prononcée contre Nişanyan (...) Buldan n’a obtenu aucune réponse à ses questions. Et pour cause, car il n’y a pas de réponse satisfaisante à cela.
Il ne faut pas oublier que Sevan n’était pas propriétaire des constructions incriminées. Rien ne lui appartient, à l’exception du panneau « Bibliothèque Sevan Nişanyan » à l’entrée de la bibliothèque du Village des mathématiques, désormais menacé de destruction. Sevan avait fait don depuis longtemps de l’ensemble de ces propriétés à la fondation Nesin [fondée en 1973 par l’écrivain Aziz Nesin pour s’occuper d’enfants pauvres, NdT]. Sevan a été mis en prison volontairement au nom d’un délit de construction illégale inventé pour l’occasion. Ce qui est à l’œuvre, c’est la volonté de salir Sevan tout en prévenant les réactions qu’aurait entraînées son arrestation pour délit d’opinion. Et de fait, ce faisant, toute réaction a été étouffée.

à ce jour, le total des peines d’emprisonnement prononcées pour Sevan s’élève à 17 ans alors que les condamnations pour défaut de paiement des amendes sont encore à venir

le traitement que l’on fait subir à Sevan s’explique avant tout par la publication de son livre, où celui-ci s’emploie à balayer la philosophie de la fondation de la République en dévoilant la nature profonde du régime. Il n’était pas acceptable de voir les pères fondateurs remis en cause, a fortiori sous la plume d’un écrivain arménien contestataire. La réponse est venue rapidement, à l’initiative du Haut-commandement militaire : on a tout fait pour salir Sevan en faisant fuiter des informations complaisamment reprises par un journaliste star de la  télévision et un journaliste malchanceux des informations parfaitement calibrées et présentées comme si elles dataient de la veille. Ainsi empêche-t-on du même coup les gens de lire l’ouvrage de Sevan, ainsi s’efforce-t-on de les tenir éloignés de la vérité.

Dans une chronique intitulée « Du devoir de lutter contre les crimes de haine » écrite en réaction aux polémiques sur les caricatures du Prophète [dans Charlie Hebdo en 2012, NdT], Nişanyan avait été condamné pour avoir écrit que « se moquer d’un chef arabe ayant proclamé il y a plusieurs siècles de cela qu’il communiquait avec Dieu et en a retiré des avantages politiques, financiers et sexuels ne constitue pas un crime de haine. C’est un simple test de la liberté d’expression, plus ou moins du niveau d’un enfant de maternelle ».

De même pour une autre chronique écrite à l’époque du mouvement Gezi, intitulée « Tout Premier ministre goûtera à la démission » [référence à la phrase coranique « Tout mortel goûtera à la mort », NdT]. « Tout mortel goûtera à la prison » se dit-on alors en haut lieu et Nişanyan d’être emprisonné après avoir vu sa peine confirmée le 2 janvier 2014. Pour l’affaire du Prophète, il sera condamné suite aux dénonciations et plaintes portées simultanément par 14 individus, de Trabzon à Istanbul en passant par Ordu et Antalya, par la 14ème chambre du Tribunal correctionnel d’Istanbul. On constate que les tribunaux correctionnels ont bel et bien été transformés en tribunaux spéciaux.

Que les membres du Club Pen de Turquie [association internationale d’écrivains, fondée en 1921 par Catherine Amy Dawson Scott, NdT], capables d’écrire un roman avec une centaine de mots de vocabulaire observent un silence religieux face à un écrivain aussi prolifique que Sevan n’est pas pour étonner, ni même le fait que le président du club turc se soit opposé à la campagne de mobilisation initiée par d’autres branches du club à l’extérieur du pays. Le fait qu’un intellectuel arménien contestataire ait plus fait pour la langue turque à lui seul que l’Association de la langue turque en 80 ans [institution en charge de la réforme et de normalisation du Turc, NdT], sans même parler des écrivains susmentionnés, est légitimement ressenti comme une humiliation (2).
Parmi les ONG, Human Right Watch et Amnesty International ont tiré la sonnette d’alarme sur l’affaire Nişanyan  et mentionné celle-ci dans leurs rapports respectifs. Il est étrange que, dans ce contexte, les ONG turques persistent à garder le silence, y compris la Ligue turque des droits de l’Homme qui a pourtant une commission consacrée au racisme et à la discrimination. Nous nous attendions également à ce que l’université stambouliote de Bilgi, où Sevan était chargé de cours, réagisse à cette incarcération. Celle-ci nous a fait savoir qu’elle avait certes bénéficié des compétences d’intellectuel de Sevan Nişanyan, mais ne souhaitait pas prendre parti en sa faveur. Autrement dit : « nous avons tiré profit de Sevan un temps mais nous n’avons plus besoin de lui ». Nous avons également demandé l’autorisation d’organiser une exposition à l’université du Bosphore, où Sevan a étudié, afin de montrer des photos du travail architectural réalisé à Şirince. Ceux-ci nous ont non seulement accordé l’espace demandé mais également proposé d’organiser une conférence sur le sujet, et pour cela nous sommes redevables au personnel et aux étudiants de l’Université du Bosphore.
Ce silence qui entoure l’affaire Sevan se fait également sentir à l’extérieur du pays, en Arménie ou au sein de la diaspora. Sevan passe pour n’être pas assez Arménien. Pourtant des ouvrages comme Le pays qui avait oublié son nom ou La Turquie à l’Est d’Ankara visent à dresser l’inventaire du patrimoine arménien historique, alors qu’un site comme l’Index Anatolicus permet aux internautes de connaître et de faire partager l’histoire de la moindre bourgade d’Anatolie [voir nisanyanmap.com qui recense un très grand nombre de localités de Turquie en mentionnant l’ensemble de leurs toponymes antérieurs à la turquisation, NdT]. Ce type de travail constitue une véritable avancée historique dans la lutte pour conserver les traces du passé arménien. Mais cela n’a pas suffi à assurer à Sevan le soutien de la diaspora arménienne.

En Arménie, l’Union des écrivains arméniensa souhaité organiser un évènement de soutien en faveur de Sevan. Nous avons partagé les informations en notre possession, envoyé les documents afférents, mais aucune nouvelle ne nous est parvenue depuis. Les ouvrages de Sevan étaient en train d’être traduits en arménien et devaient passer sous presse en octobre 2014. Aucune nouvelle non plus. Enfin le Ministère en charge de la diaspora arménienne avait décidé de décerner à Sevan le prix William Saroyan de littérature, ce qui m’avait profondément réjoui. Un an et demi plus tard, Sevan n’a toujours pas reçu le prix en question.

Ces mots écrits et transmis par Sevan à son retour de Berlin, où vivent ses enfants, juste avant de partir en prison, méritent d’être cités :
« Tout un tas de gens croient en toi, te font confiance et cela représente une grande responsabilité. Ce n’est pas bien de les décevoir, tu n’as pas le droit. Tu as lutté et accepté les conséquences de la lutte. Prendre peur et partir dès que le vent tourne, voilà qui serait une infamie. Tu n’as pas le droit de te ridiculiser. Tu t’es battu pour réaliser tes rêves dans ton village, tu t’es lié à cet endroit. Même si une poignée de fonctionnaires se met à ronger cela comme des souris, ça ne te donne pas le droit d’abandonner cette existence. Il y a encore bien trop de choses à faire. Tu as intimé aux gens de cesser d’avoir peur, tu as dit  que ce dont ce pays manquait le plus était le courage. Tu as érigé la Tour du défi [Hodri Meydan Kulesi, une tour en pierre d’une douzaine de mètres de haut qui domine les environs à Şirince, NdT]. Maintenant que l’ennemi pointe à l’horizon, cela ne te ressemblerait pas de fuir pour sauver ton petit confort personnel. Tu ne dois pas te contredire. Il y en a tant qui ont pris la poudre d’escampette. Beaucoup étaient des amis, des êtres chers. Mais tu as vu, de tes yeux la marque indélébile de la défaite qui s’était gravée sur leur front. Tu refuses de porter cette marque à ton tour. »
Nous nous sommes quittés sur ces mots, sans savoir quand nous nous reverrons de nouveau. Balloté entre plusieurs prisons, de Torbalı à Buca, de Şakran à Yenipazar, Sevan compte désormais les jours dans la prison de Söke [au sud d’Izmir, NdT] et ignore combien de temps durera sa détention. Mais nul besoin de chercher la colombe craintive en lui. Comme il le dit lui-même, il reste buté comme une autruche [« Je ressemble à une colombe qui craint pour sa vie. Mon seul  réconfort désormais, ma seule garantie, c'est de songer qu'au moins, dans ce pays, les hommes ne touchent pas aux colombes » a écrit Hrant Dink peu avant son assassinat. À quoi Nişanyan  réplique pour sa part : « Ne cherchez pas chez moi la colombe craintive. À tout prendre, je suis plutôt de la race des autruches butées ».

Sevan Nişanyan  est l’un des linguistes de Turquie ayant le plus contribué aux recherches étymologiques sur la langue turque. L’ouvrage publié en 2002, La racine des mots, dictionnaire étymologique du turc contemporain est une bible en la matière. [On peut également consulter gratuitement ce dictionnaire en ligne à l’adresse http://www.Nişanyan sozluk.com/ , NdT] 

extraits de l'article de Sait Çetinoglu.
http://repairfuture.net/index.php/fr/genocide-armenien-reconnaissance-et-reparations-point-de-vue-de-turquie/l-insupportable-silence-face-a-l-emprisonnement-de-sevan-nisanyan