Le récent soulèvement iranien n'a pas manqué de susciter des analyses embarrassées d'experts déboussolés. Il me semble utile plutôt que de pondre un article approximatif de plus, de diffuser cette lettre qui circule en petit comité, avec laquelle on peut avoir des désaccords sur les développements esquissés mais qui a le mérite de mettre les pendules à l'heure d'aujourd'hui. Le texte est assez long et précis et même si le format de ce blog ne l'avantage pas on en tirera de quoi alimenter sa connaissance de l'Iran.
« Dans l’ensemble, les agences de presse ne se sont pas précipitées pour relayer les informations faisant état de manifestations populaires en Iran. Les événements de Mash’had le 28 décembre ont été même minimisés. Sur-évaluées en regard, les rares manifestations de soutien au régime, demandant fidélité aux fondements et sévérité accrue. Médusés, sidérés ou méfiants, les experts formulent depuis lors des jugements plus que prudents tandis que la tension persiste et fait des victimes, 21 déjà le 2 janvier. Le quasi retour à la normale le 4 janvier paraît inspirer plus les commentateurs, relativistes sinon défaitistes. Bien que défaitiste ou indifférente dans l’ensemble, la rue iranienne exprime un ressenti plus ambigu.
La circonspection ne tient pas seulement à la nouveauté et incongruité des faits, à une violence inédite depuis 1981, mais à l’idée que les couches populaires concernées sont trop peu éclairées pour formuler des revendications claires. Elle tient aussi à la difficulté d’apprécier, dans ce pays-ci, la réalité d’un processus à l’oeuvre depuis plus d’une décennie (avant le drame de 2009) ; de prendre la mesure de la somme des contestations sectorielles intermittentes qui se multiplient depuis 20 mois. L’Iran est opaque, nous n’y voyons pas clair. Son régime présente habilement des visages contradictoires parce qu’il sait concilier des approches antagoniques. En dehors d’une tonitruante opposition en exil, ses ressortissants parlent peu ou disent des choses inaudibles. Ni cette opposition, ni les observateurs de terrain que nous dépêchons sur place ne disposent de relais efficaces et ne peuvent s’engager dans des enquêtes objectives. Les mésaventures de journalistes bilingues, tenaces et engagés (cf. l’emprisonnement de Jason Rezaian du Washington Post), les refus de visas opposés aux chercheurs européens qui ne se cantonnent pas aux études médiévistes ou à l’archéologie, les coups parfois mortels assénés à des représentants d’ONG, le peu de circulation des informations véridiques dans une société cloisonnée par la ségrégation sexuelle, les césures sociales et générationnelles, le clanisme et les problèmes de minorités nationales, société rendue silencieuse par la peur physique de tomber aux mains de la police… Tout contribue à épaissir le mystère iranien.
Pour sortir de ce brouillard, il faut d’abord accepter de concilier l’inconciliable, comme le font eux-mêmes les protagonistes du jeu politique local : se gaver de burgers et pizzas, regarder des séries turques et américaines tout en conspuant l’impérialisme et invoquant les saints martyrs. Fort peu d’Iraniens mesurent l’incohérence entre leur volonté de vivre comme des Occidentaux et leur attachement aux formes traditionnelles. Pour eux il n’y a pas de contradiction entre le clientélisme et le respect des lois du marché concurrentiel, pas plus qu’entre les superstitions et l’approche scientifique des faits. Pas d’impératif catégorique de véracité qui puisse mettre en sourdine les immuables règles de la politesse. Dans un tel univers, plus que partout ailleurs, il faut conserver à l’esprit la métaphore de Marx sur la taupe qui creuse sans être identifiée… ici, de l’aveu même de certains dirigeants, personne n’a prise sur « les générations nées depuis 1374 » c’est à dire il y a 22 ans environ. Le plus souvent mutiques, occupés à pianoter sur leurs smartphones, indifférents aux discours des parents et des enseignants, peu concernés par la politique et à peine plus par la religion, ces jeunes constituent un « trou noir » que les adultes ne peuvent pas ausculter. Dans une société habituée à ne pas prononcer de paroles qui fâchent, comment exiger de ses enfants ce que les règles de décence vous interdisent ?
Toutes ses raisons font que l’Iran se connaît fort mal lui-même et qu’il ne peut pas, avec la meilleure volonté, présenter un visage largement ouvert à l’étranger résidant. Les paradoxes d’un patriotisme souvent sourcilleux ou d’un islam mystique conduisent des jeunes de condition modeste à voter pour des ultras-conservateurs alors qu’ils souhaitent vivre dans une société largement laïcisée où l’écoute de rap et de hard-rock serait dépénalisée. Ainsi, beaucoup de manifestants et casseurs de ces derniers jours étaient en mai dernier des électeurs du conservateur Raïssi et en septembre de forts pieux observants du deuil rituel de Muharram. Tous étaient assurément ennemis déclarés du président américain et chauds partisans de la solidarité avec les chiites syriens, irakiens, yéménites… Idem, les masses soulevées à Qom, autour d’Ispahan et au Lorestan ne sont pas des électeurs du réformisme politique bien qu’une bonne moitié d’entre eux soient déjà en rupture avec le clergé pour des raisons qui ne sont pas de l’ordre de la foi.
Fondée sur un ressentiment social à la fois flatté, exploité et contenu par la terreur sous le régime de Pdt Ahmadinejad, cette culture hybride s’exprime toujours plus nettement depuis le printemps 2015. Un certain anticléricalisme se fait de plus en plus entendre : les mollahs sont trop enrichis, cyniques et corrompus. Si peu de points de vues s’échangent librement entre inconnus dans le contexte d’un régime très policier, ces constats-là sont devenus des platitudes que personne ne tait ni ne conteste, dans les épiceries comme dans les taxis collectifs. Ainsi, la parole se libère contre l’obscurantisme et les difficultés du quotidien sont analysées au miroir de la richesse exubérante de certains fils et frères de ministres et grands dignitaires religieux. Il devient facile de fédérer autour du slogan : « mort à Rohani », président qui entend assainir l’économie, réorganiser la fiscalité et abolir les passe-droits pour réduire la dette publique. Le projet de priver les plus pauvres de largesses fondées sur les recettes gazières et pétrolières aurait pu passer à deux conditions : 1- que les élites politiques et financières réduisent leur train de vie et fassent des dons généreux spectaculaires (la tradition de l’évergétisme reste très vivace et ne fait pas sourire) et 2- que les budgets d’aides aux régimes amis de la région, les dépenses pour la Palestine soit nettement réduites. Le Monde du 2 janvier pointe avec raison : « Les largesses financières accordées au Hezbollah, largesses dont se targue le secrétaire général Hassan Nasrallah dans ses discours, la construction de routes, d’écoles, d’hôpitaux dans le sud du Liban, l’entretien de lieux saints chiites en Syrie et en Irak irritent une population iranienne qui suffoque financièrement ». Presqu’unanimes en 2013 au sujet des interventions de leur armée en Syrie et Irak, les Iraniens semblaient éprouver un grand respect pour le Hezbollah libanais et les milices chiites d’Irak ; ce qui a été taxé d’expansionnisme persan par Israël et les capitales sunnites était analysé comme une nécessité militaire. La Patrie et la religion étant en danger, il était impératif de porter la guerre à l’extérieur pour éliminer le fondamentalisme sunnite.
Négligeant ou trop sûrs d’eux, les grands dignitaires religieux vont commettre deux erreurs qui feront soudainement passer le ressenti de la « patrie en danger » au second plan :
1- ils sous-estiment la fréquence de petits mouvements sectoriels de mécontentement suscité par des faillites inexpliquées, de très importants retards de paiements de salaires, des catastrophes écologiques ; ces mouvements mobilisent plusieurs fois par mois de petites cohortes de quelques dizaines de protestataires, plus à Mash’had, Karaj et Ispahan qu’à Téhéran. Ils sont tolérés et l’administration fait son possible pour calmer le jeu en faisant des concessions, opérant des remboursements partiels… Parmi ces manifestants, une majorité de gens âgés se disent déçus en tant que fidèles croyants et anciens thuriféraires du régime islamique. On ne voit pas de jeunes, soit parce qu’ils demeurent non concernés par le travail, condamnés à l’oisiveté, soit qu’ils se tiennent à l’écart de mouvement qui leur paraissent cautionner un dialogue absurde, inutile, mensonger.
2- lors du séisme du 12 novembre dernier, les mollahs ne se montrent pas très empressés en faveur de populations kurdes qu’ils suspectent d’hérésie ou de séparatisme. Une fois de plus, l’État ne paraît pas en mesure de faire face à ses obligations et délègue la solidarité aux sportifs, aux comédiens, à la grande bourgeoisie d’affaires et même à la diaspora nord-américaine qui dépense sans compter pour reloger les sinistrés dans des bungalows quand l’armée se contentait d’offrir des tentes par des températures inférieures à zéro. Cette bourgeoisie entreprenante ne se gêne pas pour conspuer les mollahs conservateurs, qualifiés d’inhumains ; elle s’offre une campagne de presse contre l’ancien président Ahmadinejad dont le régime était responsable de la construction de logements sociaux à peine décents et ne répondant pas aux normes antisismiques… Depuis lors, les réseaux sociaux sont remplis de témoignages accablants des victimes et de révélations sur le train de vie des enfants de ministres ; ils répercutent aussi des chiffres et des images fortes sur le coup des opérations extérieures, tandis que le gouvernement reconnaît être contraint d’envoyer des vivres en Syrie, en quantité telle qu’il ne peut conserver les réserves indispensables en cas de seconde catastrophe.
Les plus riches « bazaris » des capitales régionales vont ainsi prendre en charge une partie des aides de première urgence (matelas, couvertures, conserves et eau potable) ; et ils le feront savoir sur le réseau social telegram. Ces marchands ne sont pas nécessairement laïcs et ne ressemblent guère aux grands bourgeois nationalistes de Téhéran. Dans la foulée, les milieux nationalistes et monarchistes (surtout exilés) clament haut et fort leur commisération pour les Kurdes qu’ils appellent « peuple frère de souche iranienne », disant que les questions religieuses doivent passer au second plan dès lors qu’une part du territoire national souffre. Ils rappellent que le glorieux empire de l’antiquité reposait sur l'alliance indéfectible des Kurdes (Mèdes) et des Perses… En regard, le clergé est qualifié de « ramassis d’arabes » descendant de bédouins envahisseurs (un truisme mal fondé mais tenace) et affairés à des solidarités infondées avec des peuples qui ne sont ni fiables, ni reconnaissants (Soudanais, Palestiniens). Sans jamais nommer Israël ni justifier la bonne entente de la dynastie Pahlavi avec Tel Aviv, cette propagande met en regard le dynamisme politique et intellectuel des Juifs, opposé à l’incurie arabe, rappelle que Cyrus le Grand avait scellé avec les Hébreux une alliance durable…
Le slogan « mort au Hezbollah ! » ne sort pas de nulle part, tout à la fois expression d’une frustration avivée par le scandale du séisme, du constat d’incurie de l’Etat et d’une indifférence aux questions libanaise et palestinienne. Dès 2009, la rue criait « ni Gaza, ni Liban, je voue ma vie à l’Iran ». Ce qui est nouveau, c’est que les foules qui scandent ces mots ne sont pas les mêmes, et que les nouveaux mots sont bien plus violents, plus anticléricaux. On entend des attaques ad hominem mettant en cause les mœurs sexuelles supposées des dignitaires ; on entend surtout crier la gloire de Reza Shah, le premier des Pahlavi qui s’est distingué par une politique nettement anti-religieuse, calquée sur la révolution laïque d’Atatürk, aboutissant à une interdiction passagère du port du voile. Cette mise à l’honneur n’avait jamais été exprimée aussi ouvertement mais elle n’est pas nouvelle. Longtemps brocardé par toutes les oppositions car suspecté de sympathies pour le fascisme, ce militaire ombrageux avait su s’émanciper dès 1925 de la tutelle britannique sans l’aide de laquelle il n’aurait pas eu le pouvoir quatre ans plus tôt. Depuis l’élection d’Ahmadinejad et plus encore après sa réélection douteuse en 2009, une part significative des élites pensantes et des classes moyennes éduquées rend hommage à cet usurpateur dictatorial qui a su domestiquer les dignitaires religieux et imposer une modernisation désormais considérée comme globalement salutaire, à défaut d’être démocratique. Une gauche humaniste et jusqu’ici modérée en fait maintenant un véritable apôtre, à l’instar du chanteur Mohsen Namjoo, contraint à l’exil depuis 2006. Les images d'Epinal reviennent aujourd’hui par youtube et les messageries instantanées. Dans les bazars, on martèle à la hâte des copies d’objets de cuivre portant l’emblème royal (le lion à l’épée sur lever de soleil), on vend à la sauvette des moulages en laiton d’effigies de l’homme fort, reconnaissable à son képi à la française orné d’un plumet. Parfaitement renseigné sur cette propagation qu’il aurait auparavant châtie avec la plus grande sévérité, le régime choisit l’apaisement laissant pour ainsi dire un exutoire à une société déboussolée.
La multiplication des cafés, le relâchement d’une censure qui permet aujourd’hui d’accéder sans risque à une littérature nettement laïque, notamment par des traductions nouvelles (Camus, Hegel, Sartre, Spinoza, Lénine) semblent aussi relever d’une volonté de quiétude et de structuration d’une vie faite de dérivatifs à la dureté des conditions sociales. Le programme du réformisme au pouvoir est de contenter les classes éduquées, de leur offrir les conditions d’un épanouissement limité mais tangible qui les incite à moins choisir l’émigration et mieux s’insérer dans le tissu social. L’annonce d’une tolérance accrue vis-à-vis des ceux qui respectent mal les codes vestimentaires islamiques procède de ce choix en même temps que d’une réelle difficulté pour la police à courir ce lièvre en même temps que ceux qui relèvent plus de ses fonctions traditionnelles : contenir les trafics illicites et la petites délinquance.
La police se dit débordée parce qu’elle est assez peu compétente comme il est de règle dans des pays ayant longtemps connu la terreur politique. Concentrées sur la sécurité extérieure et la lutte contre les opposants, les élites du renseignement font des carrières que la police vouée au droit commun ne pourrait offrir. Par conséquent, les rares succès de cette dernière concernent les grands trafics car, dans ces domaines contigus à la sédition et au séparatisme des région rebelles, cette police peut s’appuyer sur les puissants Pasdaran (gardiens de la révolution). Quand soudain le nombre de pickpockets se met à enfler au rythme de la prolifération des miséreux (Afghan, Irakiens et Pakistanais immigrés mais aussi jeunes venant de campagnes asséchées et surpeuplées), la police est en manque d’effectifs et ses officiers supérieurs estiment que les fourgons doivent être remplis de petits dealers et voleurs à la tire plutôt que de jeunes femmes mal voilées.
S’il est juste de considérer qu’une politique économique plus intelligente aurait pu éviter un soubresaut aussi vigoureux qu’imprévu, cette « révolution des oeufs », dont beaucoup de jeunes protagonistes rient de bon coeur et que l’on dit avec détachement « sans lendemain », est un moment de crispation dans une période tendue depuis longtemps. La rengaine sur le peu de choix « entre le mauvais et le pire » est une platitude entendue partout depuis neuf mois. On ne se trompe pas quand on parle « d’effritement idéologique et sociologique de la République islamique ».
Un stade inédit est atteint avec les attaques de séminaires et tribunaux islamiques. Une nouvelle génération méconnue pose la question de l’islam et de la prééminence de la loi religieuse sur toute considération laïque. Elle n’est forcément totalement émancipée de l’obscurantisme et la superstition mais elle s’en éloigne et surtout ne supporte plus qu’on lui fasse la morale sur les problèmes de la région, la décadence de l’Occident, le danger sunnite… dont elle se moque de plus en plus. Cette jeunesse n’est pas encore athée mais vit déjà sans repères religieux et n’a plus recours au vocabulaire de ses ainés. Cette absence de référence commune accroit le fossé avec un pouvoir dont les capacité d’écoute, analyse et réaction sont faibles. Où du moins semblent telles, à la mesure de l’usure sensorielle qui frappe les grands vieillards.
La société, a cessé depuis près de 20 ans de s’illusionner sur la nature des rivalités entre dirigeants : « Ultraconservateurs, modérés, réformateurs : les étiquettes ne veulent pas dire grand-chose. Tous étaient déjà au pouvoir dans les années 1980 et se sont sali les mains. » Les moins de 40 ans se demandent aujourd‘hui où et comment trouver le sang neuf qui permette de raboter les aberrations et redonner les illusions indispensables au minimum de dynamisme. Le retour de l’ancien réformateur Khatami ou l’élargissement de Moussavi, leader du mouvement vert de 2009, ne seraient que cautères sur jambe de bois. Dans ce désert, l’hypothèse d’une personnalité nouvelle, issue de l’appareil puissant et mystérieux des Pasdaran paraît une solution envisageable pour une transition longue. Tout le monde vous le dira : « on n’est pas forcément mûrs pour la démocratie, il nous faut un dur à cuire et quitte à supporter un dictateur, on le préfère laïc et entreprenant ». Illusion de plus, sans doute mais de l’ordre du nécessaire."
( la suite est publiée ici :
L'être persan II )